Bir Zeit, Palestine : quand étudier devient un acte de résistance

Impossible d’aborder les barrières à l’apprentissage sans traiter du cas palestinien. Parmi toutes les batailles que ce peuple doit mener se trouve celle de l’accès à l’éducation . Depuis plusieurs décennies, Israël opère un apartheid académique auprès des Palestiniens. Étudier sous occupation, qu’est-ce que ça représente ? Parresia te propose des témoignages exclusifs d’étudiant·e·s rencontré·e·s sur place.

Malgré les checkpoints, les raids, les restrictions et la surveillance, les étudiants palestiniens… Etudient.Dans leur voiture, clandestinement, ou en ligne. Sur leur campus, malgré les arrestations, les enlèvements.Parresia a eu la chance de visiter le campus de Bir Zeit, où l’éducation est devenue  une arme de résistance.Aujourd’hui, Parresia va essayer de vous parler du prix de l’apprentissage en Palestine occupée,   à travers  le boycott académique subi par les jeunes palestinien.ne.s. Si si, les palestinien.ne.s.

En Palestine, le campus de l’université de Bir Zeit, près de Ramallah,  est très dynamique. L’endroit semble accueillant et chaleureux. La cafétaria est bondée, les étudiant.e.s discutent et rigolent, et en ce mois de mai 2023, le soleil brillant haut dans le ciel éclaire encore plus l’ambiance de ce campus joyeux et animé.  On a même eu droit à une présentation du PAS, un programme d’études de l’arabe et de la culture palestinienne.Inscrivez-vous sur la mailing-list, prenez des brochures, parlez-en autour de vous, venez à Bir Zeit. On souhaite ardemment que les étudiants étrangers découvrent la Palestine.Des intéressé.es, il y’en a beaucoup. Mais entre vouloir et pouvoir, il y’a un gouffre, en particulier depuis qu’Israël a décidé de restreindre l’entrée des touristes étrangers en Palestine. Depuis 2022 , en effet, tout touriste voulant séjourner en Cisjordanie (Palestine occupée) doit normalement demander son visa 45 jours avant son arrivée et préciser s’il a des liens familiaux ou des terres sur place. Il faudra aussi une pause de plusieurs mois avant d’obtenir un nouveau visa,  les possibilités de séjours longue durée sont donc fortement restreintes. Pas “pratique” pour les étudiants en Erasmus, les professeurs invités… Cette mesure diminuera encore plus les échanges académiques entre les territoires palestiniens et le reste du monde.

©ClementineQuevy-Camp Aïda2023

Checkpoints dangereux et aléatoires

Malheureusement, ce n’est pas seulement pour les étudiants étrangers que l’accès aux université palestiniennes est compliqué. En réalité, il l’est encore plus pour les palestinien.ne.s.R., une jeune étudiante très énergique, nous a offert une visite guidée improvisée de tout le campus. Son ton est vif et précis,  elle déborde d’enthousiasme en nous parlant de son université, mais son débit rapide porte comme un sentiment d’urgence. Chaque jour, elle  doit se lever à 5 heures du matin pour espérer arriver à l’heure en cours. Quand on vient de Jérusalem,  les checkpoints sont encore plus nombreux que pour  les Palestiniens venant de Cisjordanie. Il faut contourner des colonies situées parfois au coeur de son propre quartier. Les entrées et les sorties des Palestiniens sont encore plus contrôlées  car  la ville  est très prisée. Bien des Palestiniens - munis d’un permis  - s’y rendent pour travailler. D’autres veulent juste revoir la ville dont leur famille a été expulsée ou qui a fait partie de leur héritage pendant des siècles avant  que l’accès ne leur en soit barré.Revenons à R. Malgré les précautions prises, elle arrivera en général en retard aux cours. Une fois sur le campus, la pression ne retombe pas : comme elle est jérusalémite, R. n’a qu’un statut de résidente. Elle n’est pas israëlienne, elle n’est pas considérée comme palestinienne non plus, puisqu’Israël ne reconnaît pas la Palestine. Si Israël lui retire son statut, R. perd tout : apatride dans son propre pays, elle ne pourra plus s’inscrire nulle part, n’aura plus de compte en banque, elle sera rayée des registres . Alors, tous les matins, R. brave courageusement les contrôles, les fouilles au corps, la brutalité des soldats. Arrivée à Bir Zeit, elle devra étudier et rien d’autre : pas de réunions, pas de manifestations, pas de militantisme. Le simple fait de suivre des études est déjà assez risqué comme ça.  Au premier faux pas, c’est son existence officielle qui serait mise en péril.  R. se voit comme une bête traquée.

Incursions militaires en plein campus

“Les difficultés des étudiants de Jérusalem sont doublées”, nous confirme M.,  étudiante en littérature anglaise et volontaire pour la campagne Right2Edu (”droit à l’éducation”) , que nous avons pu interviewer. Originaire de Cisjordanie, M. aussi doit affronter les check-points avant d’arriver sur le campus de Bir Zeit. M. a noté que de nouveaux  checkpoints avaient fait leur apparition sur le chemin, ces dernières années. Mais comme pour R., arriver à l’université ne signe pas la fin des problèmes.  Il est arrivé plusieurs fois que des étudiants se fassent tirer dessus en plein campus, à l’occasion d’une “incursion” de soldats israëliens venus arrêter des supposés activistes.
Si les jeunes palestinien.ne.s ne sont pas en sécurité sur le campus d’une université, où le seront-ils  ? On déplore régulièrement la mort d’étudiants de Bir Zeit, tués lors d’incursions en Cisjordanie. Il y’a presque un an, l’université  avait décrété 3 jours de deuil et suspendu les cours , en hommage à deux frères, Thafer et Jawad Rimawi, tués un matin de novembre 2022.

La team Parresia a été chanceuse, le jour de sa visite : aucune incursion.  Car les arrestations d’étudiants sont monnaie courante à Bir Zeit. On nous a montré une vidéo du président du conseil étudiant, littéralement enlevé par des espions israëliens qui se sont fait passer pour un étudiant palestinien, et a brandi son revolver pour empêcher les autres  d‘intervenir. En fait, la vie étudiante est sous surveillance totale. Les parents reçoivent des SMS  de la part des autorités israëliennes, la veille des élections étudiantes. On les prévient que si leur enfant optait pour une organisation considérée comme extrêmiste, des mesures pourraient être prises.  C’est pour ça que R., notre étudiante jérusalémite, ne participe à aucun rassemblement. Elle sait que le campus est surveillé de près.

L’enseignement illégal

Mais il ne suffit pas d’éviter les rassemblements. Les professeurs aussi peuvent se faire arrêter. Pas  uniquement parce qu’ils militeraient d’une manière déplaisant à Israël, mais aussi à cause du contenu de leurs cours, nous dit M.  Les études de l’histoire et de l’identité palestinienne sont mal vues. Il y’a aussi certains cours de physique et de chimie qui font l’objet de restrictions, car les étudiants n’arrivent pas toujours à se procurer le matériel nécessaire pour mener leurs activités et leurs recherches.Le corps académique, parlons-en. Comme nous le dit  M., il y’a une solidarité organisée à l’échelle de l’université pour aider les étudiants à suivre leurs cursus sous occupation. Les professeurs sont bien évidemment arrangeants avec les retards. Mais ils essayent aussi d’aider les étudiants emprisonnés à poursuivre leurs études , même si certains d’entre eux mettent 10 ans à aller au bout de leur programme, à cause des mois perdus enfermés dans les geôles.

Durant la Première Intifada,  l’université de Bir Zeit avait été fermée pendant quatre années consécutives, de 1988 à 1992. Les universités, les écoles et même les crèches étaient considérées comme illégales. Les cours étaient organisés clandestinement et avoir un manuel scolaire sur soi était jugé comme un motif suffisant pour être arrêté et interrogé.  Ce sont les étudiantes rencontrées lors de notre visite qui nous l’ont appris. A cette époque, les professeurs prétendaient aller chercher quelque chose dans leur bureau, et en profitaient pour enseigner aux étudiants qui les suivaient dans les couloirs. D’autres louaient des salles pour continuer  à dispenser les cours en-dehors des murs de l’université désormais illégale. Certain.e.s enseignant.e.s n’ont pas eu cette “chance”, puisque beaucoup d’entre elleux subirent une détention administrative de plusieurs mois.

Apartheid académique

Il faut savoir que  l’association Right2Edu a été crée dès les années 70, pour sensibiliser, former et apporter une assistance aux étudiants palestiniens brimé.e.s. La fermeture de l’université de Bir Zeit durant la Première Intifada n’était que le point culminant d’une politique de sabotage pratiquée de longue date par les autorités israëliennes envers le peuple palestinien , et qui, comme on l’a vu, persiste toujours aujourd’hui.  Et s’est même intensifiée.

Vous connaissez peut-être le mouvement B.D.S. (boycott, désinvestissement, sanctions), qui appelle à boycotter l’Etat d’Israël, sur le modèle de ce qui avait été fait pour l’Afrique du Sud. Bien sûr, selon Israël, le boycott est injustifié, dénoncé comme une violation de la liberté académique. La liberté académique,  c’est l’autonomie des universités, la possibilité de mener des recherches sans pression politique, la liberté d’expression et d’action des chercheur.euses et enseignant.e.s …  Et puis, comment pourrait-on comparer Israël à l’Afrique du Sud d’antan  ?Et pourtant, cette vérité autrefois taboue est maintenant entendable, depuis que B’tselem, organisation israëlienne de défense des droits humains, a qualifié d’apartheid la politique israëlienne d’oppression du peuple palestinien , ainsi que le dénonçait depuis longtemps le peuple palestinien.
Quand M., R. et toutes les étudiantes rencontrées nous ont parlé de leurs déplacements impossibles, des check-points interminables et des raids en plein campus, elles n’ont fait que décrire la situation de l’ensemble du peuple palestinien, bien au-delà des étudiants. Depuis les accords d’Oslo des années 90, le territoire palestinien est toujours plus morcelé : les colonies se sont multipliées (y compris durant les négociations sur la “paix” !) , et n’ont jamais cessé d’augmenter. La Cisjordanie a été divisée en trois zones, la zone A, sous autorité palestinienne et quasi-autonome (sur papier), la zone B, semi-autonome, et la zone C, sous contrôle israëlien total et qui correspond à… 70% de la Cisjordanie. La bande de Gaza, qui, comme toute la Palestine, faisait l’objet d’une colonisation progressive, a été “évacuée” en 2005 : les colons israëliens en ont été expulsés, mais Israël a maintenu un contrôle total des frontières et des eaux de Gaza et il est devenu quasi-impossible d’y entrer et d’en sortir, sans oublier le blocus imposé depuis 2007 qui étrangle encore plus ce territoire.  C’est pour cela qu’il y’a très peu d’étudiants gazaouis à l’université de Bir Zeit, ville qui est d’ailleurs elle-même divisée en une zone B et une zone C.  Si une même ville peut être placée sous deux “régimes” différents, que dire de l’ensemble des territoires palestiniens ? Qui dit colonisation et occupation, dit routes séparées, checkpoints, contournements, contrôles, blocages, appropriations, destructions, assassinats.

Bref, les difficultés pesant sur les études des palestiniens  ne relèvent pas d’actes de sabotages perpétrés par Israël, ni même d’une stratégie de sape, elles sont à mettre en relation avec leur situation nationale, celle d’un pays sous Occupation.En d’autres termes, puisque le peuple palestinien vit une situation d’apartheid orchestré par Israël, ce que les étudiants palestiniens en particulier subissent, c’est un apartheid académique.

Le boycott est un des moyens mis en avant pour lutter contre les Etats d’apartheid. Le peuple palestinien, lui, résiste par les études.En Palestine, les universités sont un vivier d’engagement politique, et les étudiantes sont plus nombreuses que les étudiants, alors qu’en situation de guerre, les droits des femmes ont normalement tendance à reculer. La bande de Gaza, qui fait 41 km de long et 10 km de large, sous blocus constant et régulièrement bombardée,  compte à elle seule pas moins de 15 universités. La Cisjordanie en compte 33.“Les études sont notre manière de continuer à vivre”, nous résume M., notre étudiante en littérature.Vous aurez remarqué que les données des témoins rencontrés ont systématiquement été anonymisées. Car la liberté d’expression du peuple palestinien est aussi bafouée par Israël, pourtant décrit comme “la seule démocratie du Moyen-Orient”. On a parlé des étudiants arrêtés, des cours censurés. Les réseaux sociaux aussi sont surveillés. M. nous a parlé de ces études montrant comment Meta collaborait avec Israël pour censurer les contenus palestiniens jugés indésirables. Au cours de notre séjour, nous avons entendu parler de ces dispositifs de surveillance comme Red Wolf, l’application de reconnaissance faciale  utilisée comme outil de surveillance des palestiniens, par l’armée israëlienne, qui collabore étroitement avec les universités nationales. Universités qui contribuent donc à bafouer le droit à l’éducation de ces étudiant.e.s  palestinien.n.e.s bloqués aux checkpoints.

L’apprentissage a un coût.  Tout au long de ce dossier, Parresia a évoqué le prix financier de l’éducation, le plus évident. On a aussi parlé des sacrifices supplémentaires que doivent faire les plus opprimés. Dernièrement, on a abordé le coût en terme d’identité que subissaient des étudiantes dans notre pays. On pourrait aussi parler du coût moral  pour les enseignant.es. et étudiant.e.s des universités des Etats d’apartheid, qui construisent leur “start-up nation” en utilisant le peuple qu’ils oppriment comme cobaye.  Et pour les étudiantes et étudiants palestiniens, le prix des études, c’est l’humiliation aux check-point et le coup de poker à chaque fois qu’on se prépare pour aller en cours, et c’est les risque d’arrestation et d’emprisonnement, et c’est la peur pour ses papiers, pour l’avenir de sa famille, de son pays, et pour sa vie. Mais parce qu’on veut les empêcher d’étudier, les étudiant.e.s palestinien.ne.s apprennent à résister pour enfin brandir le diplôme si cher payé,  car dans un pays occupé, chaque réussite individuelle porte une libération collective.

Ines Talaouanou
14/9/2023

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