Canicule politique : Mille soleils splendides éclaire un passé toujours présent

Publié en 2007, Mille soleils splendides s’impose comme un manifeste de la résilience et de la sororité dans un contexte fracturé par l’incertitude, l’oppression et la violence patriarcale. Khaled Hosseini y retrace le destin de deux femmes, sur fond de bouleversements politiques en Afghanistan, entre 1959 et 2003. Lecture d’une réalité plus nécessaire que jamais depuis le retour des talibans au pouvoir.

C’était l’un de ces jours où rien ne se passe vraiment. Juste un flottement, la fenêtre en oscillo-battant et la douceur du début de l’été. J’étais allongée, pépouze, en train de me faire la réflexion que du temps était passé depuis la dernière fois qu’un livre m’avait absorbée. Vous savez, réellement absorbée. Au point qu’annuler un rendez-vous en dernière minute semble être une option sérieusement envisageable ; au point de chercher à l’amener partout où l’on va, au cas où quelques minutes s’offriraient à nous pour y replonger.

Et comme s’il suffisait de demander : l’instant d’après, j’ai eu le souvenir d’avoir acheté ce livre dont j’avais entendu beaucoup de bien. Je cherche parmi les rails de bouquins disposés dans ma chambre. Le voilà, serré entre ses pairs. Il aurait pu se fondre dans la masse, mais cette édition graphique d’un orange argile, chaudement aride, le distinguait facilement des autres. Ma main l’attrape comme un gosse se saisirait du jouet le plus curieux du rayon. Mille soleils splendides de Khaled Hosseini deviendra l’occupant de mes pensées trois jours durant, pendant lesquels, les yeux aussi gros que le ventre, chaque page appelait la suivante.

Le livre nous plonge en Afghanistan, dans l’histoire entrecroisée de deux femmes, Mariam et Laila, que d’abord tout semble opposer. La première naît d’une union illégitime, et devient exclue et réprimandée comme telle. On lui apprend à ne rien demander. À ne rien attendre de la vie. Même pas de l’éducation. Même pas du respect. Encore moins de l’amour.
La seconde, Laila, naît dans une famille aimante et modeste. Son père, un professeur, la pousse à rêver grand ; à ne pas se définir par rapport à un homme ou au mariage, mais à continuer de s’éduquer pour être la plus libre et indépendante possible. En surface, Mariam et Laila semblent être le miroir l’une de l’autre, sans pour autant laisser penser qu’un jour elles puissent se rencontrer ; les chemins étant trop différents. Mais elles auront en commun bien plus de choses qu’il n’en faut pour cela : être une femme.

« De même que l’aiguille d’une boussole indique le nord, un homme qui cherche un coupable montrera toujours une femme. »   Khaled Hosseini, Mille soleils splendides

Cette phrase ne cesse de résonner au fil des pages. Parce que l’auteur ne se contente pas de raconter l’histoire de ces deux jeunes femmes, il va plus loin encore. Khaled Hosseini s’emploie à faire une radiographie de la société afghane entre 1959 et 2003, l’une de ses périodes les plus troubles. Entre occupation de l’ex-URSS, guerre civile et première montée des talibans au pouvoir, le livre poursuit, parallèlement à nos deux protagonistes, le fond sociopolitique dans lequel elles évoluent. En décrivant les moments forts du pays, mais aussi les micro-violences banalisées par des idéologies conservatrices, on retrouve un fil tendu entre ce qu’il se passe en Afghanistan et le destin de ces deux femmes. Forçant la révolte, l’empathie, la réflexion, la curiosité - jamais l’indifférence - le livre devient une mine de savoirs, s’infiltrant dans la réalité de tout un peuple. Au fond, Mariam et Laila ne sont qu’un prétexte pour parler de l’histoire de beaucoup d’autres femmes afghanes dans un système patriarcal ouvertement revendiqué et dont les mécanismes sont profondément enracinés.

Mais l’ouvrage gagne en profondeur sur ce point. Mariam, Laila et toutes les femmes rencontrées sur le chemin ne sont jamais des victimes. Au contraire ; êtres complexes, on les voit à travers toutes leurs couleurs, leurs fragilités et leurs forces. Avec, par-dessus tout : un pouvoir de résilience pénétrant. Ce sont des femmes qui déjouent les lois, risquent leur vie et refusent de rentrer dans les cases, en dépit du danger et du qu’en-dira-t-on. À ce propos, Khaled Hosseini dira dans une interview menée par Dua Lipa autour du livre en 2024 :

« Étant parti avant l’escalade politique, j’ai connu le pays avec des femmes occupant des postes importants et avec des droits plus égaux à ceux des hommes. L’arrivée des talibans a fait reculer tout ça. Mais ces femmes n’ont parfois pas eu d’autre choix que de rester. Il fallait montrer cette réalité, et celle de ces femmes ; la réalité de celles qui n’arrêtent jamais de se battre, qui ont dû traverser tout ça ou doivent le retraverser aujourd’hui.
Bien sûr, à plusieurs reprises, je me suis demandé quelle était ma légitimité en tant qu’homme d’écrire l’histoire de Mariam et Laila ; mais ma mission était avant tout humaine. Et c’est par ailleurs à partir de cette réalisation-là que quelque chose s’est débloqué dans l’écriture.
»

Cette attention portée à la richesse et à la complexité des personnages ne s’arrête pas aux figures féminines. Les hommes ont également une place particulière dans le livre ; notamment et surtout dans ce contexte, où l’on raconte en grande partie l’histoire de deux femmes face à un régime conçu par les hommes, pour les hommes. Mais c’est ici que ça devient intéressant. Alors qu’il aurait été certainement plus facile de présenter des hommes stéréotypés et noyés dans une idéologie masculiniste, il n’en est rien. Les personnages masculins se suivent, mais ne se ressemblent pas, chacun brandissant un parcours et des positionnements - pour ou contre - idéologiques différents. Ces personnages rappellent deux choses : le conditionnement, mais également le déconditionnement de certaines pensées qui font du mal aux gens et à la société. L’éducation est au cœur de cette problématique, puisqu’elle dicte le bien et le mal, normalisé ou non, dans une société donnée.

Lorsque le livre est publié en 2007, il est délivré au monde avec l’espoir que les sombres heures de l’Afghanistan soient derrière. C’est ce que tout le monde pensait, jusqu’au retour des talibans le 15 août 2021. Ainsi, il a suffi d’un jour pour que le destin de millions d’hommes et de femmes bascule du jour au lendemain. Une reconstruction balayée d’un revers de la main, tombée comme un château de cartes.

Plus que jamais, aujourd’hui, ce livre parle de l’Afghanistan actuel, encore coupé du monde. Il rappelle également à quel point l’équilibre de nos vies tranquilles parfois ne tient qu’à un fil. Et que, depuis là où nous sommes allongés, quelque part, dans le monde, des hommes et des femmes se battent pour leur droit à une société plus juste. Alors, ce jour où rien ne se passe vraiment devient un luxe. Lire Mille soleils splendides jusqu’à sa fabuleuse dernière phrase, c’est le peser. Non pas avec confort, mais avec révolte et admiration.

Klea Kraja
9/7/2025

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