Pollution lumineuse : le coût économique et social de la destruction de la nuit

Grâce aux lampadaires et aux enseignes lumineuses, nos ville sont sans cesse éclairées et la nuit n'existe plus vraiment. La pollution lumineuse n'est pas qu'environnementale, elle est aussi économique et sociale. Parresia vous invite à ouvrir les yeux sur la lutte de celleux qui ne les ferment pas de la nuit.

Ce n’était donc pas un mythe :  La Belgique est bel et bien visible depuis l’espace !

Notre pays est connu pour ses autoroutes éclairées, et on n’imagine pas aujourd’hui de grande métropole - et même de petit village -  sans éclairage.
On dit que la lumière sécurise et valorise la ville… Mais elle la pollue aussi.Nos villes sont illuminées, enguirlandées, mais, outre les problèmes environnementaux (oiseaux désorientés, biodiversité perturbée … ) dont on parle de plus en plus,  la destruction de la nuit entraîne une myriade de dégâts économiques et sociaux.

Eclairer la ville pour mettre en lumière sa modernité, c’était l’idée en vogue parmi les figures du mouvement des Lumières, au 17ième siècle.
A l’époque, Paris était un modèle de métropole incarnant brillamment son temps. Eclairée par une armée de lampadaires, la  nouvelle technologie de l’époque, la capitale de la France pouvait enfin pleinement endosser son statut de ville-lumière, propre, sûre et moderne.Grâce à l’éclairage public, les grandes métropoles européennes connurent une productivité accrue : plus grande circulation de biens, de connaissance, plus de divertissements… Les spectacles de théâtre et d’Opera commencèrent à des heures plus tardives, les horaires d’ouverture des commerces s’allongèrent. La surveillance de la population fut aussi facilitée. Même les professionnels du vol ou de la prostitution se plaignirent que ces lampadaires compliquaient leurs affaires car les coins sombres étaient beaucoup moins nombreux.

Bien entendu, cette modernité avait un coût.En 1667, Colbert, le ministre de Louis XIV, mit en place un plan de financement de l’éclairage des rues parisiennes.Outre l’instauration de taxes, il fut prévu que chaque quartier serait responsable de l’allumage et du maintien de ses propres lampadaires.  Les lampistes devraient être élus  parmi les résidents.Tout le monde voulait que sa rue soit éclairée. A Rennes, en Bretagne, on s’était même plaint que les quartiers les plus riches étaient les plus lumineux, et qu’une frontière se créait avec les zones les moins prospères, qui étaient facilement reconnaissables par leur manque de lumière publique la nuit !  L’éclairage était synonyme de progrès, et tout le monde devait y prendre part. C’ était le symbole de la victoire des esprits éclairés sur les ténèbres, la modernité qui triomphe de l’obscurantisme. Hors de question que seuls les riches y aient droit.Mais l’histoire déborde de cynisme et  la question de l’éclairage touche effectivement toutes les classes sociales puisque c’est aux plus pauvres que l’on donna la mission ingrate et difficile de la mise en lumière des lampadaires.

Explication : les lampistes élus étaient considérés comme responsables si leur quartier était mal éclairé et c’est chez eux que la police débarquait en cas de défaillance. Très vite, les habitants les plus riches, comme les propriétaires et les commerçants, “s’arrangèrent” pour que ce soit des voisins moins influents qui soient préposés aux lampadaires. Certains corps de métier avaient obtenu des dispenses, comme les avocats, les chirurgiens ainsi que certains professionnels du livre. D’autres payaient des commis pour éclairer les rues à leur place.

Aujourd’hui encore, ce sont souvent les plus précaires qui sont chargés de prolonger le jour durant la nuit.
Mais pourquoi et comment ?

Productivité  24 heures sur 24, 7 jours sur 7

Il paraît que la quantité - ou au moins la qualité - de sommeil de la population mondiale va en diminuant.
Dans les pays dits développés, le temps de sommeil aurait diminué d’1h30 en 50 ans.  Cela pose un problème de taille, car le manque de sommeil va de pair avec l’apparition de plusieurs maladies. Certaines entreprises  se sont lancées dans la “lutte contre la somnolence”, et après les baby-foot et les paniers de fruits, on se met même à préconiser la power nap,  une courte sieste bien réparatrice à effectuer sur son lieu de travail, pour se réveiller plein d’énergie.

L’idée commence à rencontrer du succès, car un travailleur reposé est un travailleur productif, qui fait gagner son entreprise en rentabilité.Le professeur américain J. Crary hausserait sûrement un sourcil à la lecture de ces lignes.  Et il aurait raison ! Lui aussi lutte pour l’intégrité du sommeil, mais pas au nom d’une quelconque productivité. Dans  "24/7 - Le capitalisme à l'assaut du sommeil" , c’est justement cette exigence de profit illimité qu’il accuse d’avoir colonisé la nuit toute entière.“24/7”, c’est-à-dire 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, fait référence aux commerces de biens et services disponibles  chaque heure de la journée, chaque jour de la semaine. Une disponibilité constante qui permet de  rendre productif chaque moment de l’existence, de jour comme de nuit.L’être humain étant un animal diurne, rallonger la journée est la seule façon de poursuivre l’activité économique, et donc le profit.Mais comment faire quand le soleil se couche, et que tombe la nuit ?Selon l’auteur, dans les années 90 des scientifiques avaient eu l’idée de mettre en orbite une sorte de miroir géant via un satellite. Le but était de réfléchir la lumière du soleil sur la Terre, afin d’éclairer des zones pendant la nuit, certaines pouvant être aussi grandes que des villes.  L’intérêt avancé était d’économiser des  milliards de dollars en électricité, de prolonger les heures de travail de certains secteurs professionnels comme la construction, d’aider les agriculteurs… Le projet rencontra pas mal de critiques  en raison entre autre des dangers écologiques  qu’il présentait, et l’idée finit par être enterrée car les essais échouèrent.
En fin de compte, le miroir géant  n’était que la version plus aboutie de cette manière bien connue de prolonger le jour : l’éclairage public tant aimé les Lumières ! Quant aux préposés aux lampadaires, leur profil a évolué mais leur ingrate mission demeure … Si, si !

Les travailleurs de l’ombre, exploités  au nom de la consommation

En Belgique, il est en principe  interdit de travailler entre 20 heures et 6 heures du matin.Bien sûr, des dérogations sont prévues par la loi et concernent certains postes à responsabilité,  les professions médicales, les travailleurs domestiques…Exceptionnel ou pas, plusieurs études montrent que les horaires décalés augmentent le risque de mortalité, et ce sont en général  les plus précaires qui s’investissent dans le travail de nuit, afin de bénéficier d’une meilleure rémunération.
Contrairement au travail diurne, où les entreprises préfèrent souvent convertir les heures supplémentaires en jours de congé, on incite même les travailleur.euses nocturnes à [choisir une compensation pécuniaire plutôt qu’une récupération de ses jours de repos](https://www.frustrationmagazine.fr/capitalisme-sommeil/#:~:text=Ce sacrifice de leur sommeil%2Cpourtant catastrophiques pour la santé.). Ainsi, on ne risque pas de se retrouver à court d’employé.e.s de nuit. Il faut que ça “tourne”, et l’argent pourra bien remplacer le manque de sommeil réel.  L’idée, c’est que la chaîne de production, optimisée pour réduire au maximum les coûts, ne se rompe pas.

Quand on fait ses courses le matin, les rayons bien présentés et les présentoirs aux petits oignons  ne sont pas tombés du ciel, ce sont des employés “très matinaux” qui ont sacrifié une partie de leur sommeil pour pouvoir ouvrir le magasin au plus tôt, car plus longtemps on est ouvert, plus on vend, plus de profit on réalise.
Quand on retrouve son bureau propre comme un sou neuf  en entamant sa journée de travail, c’est parce qu’un.e agent d’entretien, souvent une femme d’ailleurs, a nettoyé les lieux pendant que les employés rentraient à la maison. Après tout, le  ménage ne doit pas perturber l’activité économique, il faut que ça aille vite, que ce soit rentable et que ça ne se voit pas.On est toujours très contents de recevoir son nouveau téléphone en 24 heures, mais on l’aura maintenant compris, l’acheminement de colis Amazon  requiert lui aussi l’horaire décalé des petites mains de la nuit.

Vous aurez peut-être culpabilisé à la lecture de ces lignes. Mais sachez que quand la nuit est colonisée par la lumière du profit, c’est un problème de société, dont chacun.e pourrait être victime.
Les cadres, travailleurs vus comme privilégiés, peuvent  eux aussi avoir des “horaires impossibles”, et le droit à la déconnexion s’adresse entre autres à leur situation.  Les employeurs n’ont plus le droit d’attendre de leur employé qu’il lise et réponde à ses messages 24h sur 24, 7 jours sur 7. L’employé est tenu d’être productif uniquement durant ses heures de travail.Mais lorsque l’employé.e  aux horaires “normaux”, rentre chez lui, iel aura peut-être envie de se faire livrer un repas, et c’est sûrement un coursier Deliveroo, probablement sans-papiers selon une étude du Soir,  qui lui rapportera sa commande.
Notons que pour  pouvoir  travailler, ces livreurs “illégaux” sont “embauchés”  par une personne “en règle”, qui prend au passage une partie des bénéfices.  Profiter de la faiblesse de quelqu’un pour le faire bosser à sa place, les pratiques ont peu changé depuis le 17ième siècle.

Bref, pour assurer  service et consommation continus aux  employés “diurnes” épuisés, il faut bien que d’autres allongent leur journée, et comme à l’époque des lampistes ,c’est l’insomnie des plus faibles qui sera au service des mieux lotis.  Tant pis pour la déculpabilisation.

Pas de sommeil pour les plus pauvres

La commercialisation de la nuit ne se limite pas au travail nocturne plus ou moins réglementé, et quand on parle de “capitalisme à l’assaut du sommeil”, c’est un certain commerçant qui nous vient directement en tête. Comme dans toutes les grandes villes, le phénomène explose à Bruxelles. Avec la hausse des prix immobiliers, l’augmentation de la précarité, la “crise migratoire”,  il est très simple de se faire de l’argent sur le dos de personnes  vulnérables. Notre commerçant, c’est  le marchand de sommeil, quelqu’un qui vend des logements insalubres à des prix  bien  plus bas que  ceux du marché, mais toujours trop élevés pour le taudis que le propriétaire sans scrupules propose à ses locataires.

Imaginons que vous soyez victimes d’un marchand de sommeil. Vous en avez marre de payer pour vivre sans chauffage au milieu des punaises, mais c’est votre seul refuge face à la rue. Le propriétaire véreux  procède à une “expulsion sauvage”, et vous devenez S.D.F.C’est la catastrophe, mais vous vous dites que de la rue, personne ne peut vous expulser, et quitte à vivre parmi les ordures, autant que ce soit gratuit.Où trouver un abri ?Aujourd’hui, l’espace urbain est conçu pour permettre une surveillance discrète mais globale de la ville. Grâce à l’éclairage, on met l’accent sur les enseignes commerciales, les pubs, on rend la ville attractive et moderne telle qu’on le conçoit depuis le 17ième siècle, et on essaye de minimiser le nombres de zones  obscures. Tout comme les travailleurs de nuit prennent le relais des “productifs” du jour, la vidéo-surveillance assiste l’éclairage public dans la mise en lumière de  la ville, et des faits et gestes de ses habitants. On tient à l’oeil les citoyen.nes, et on contrôle aussi leurs déplacements.Disons-le clairement, une bande de “jeunes”, un rassemblement de toxicomanes ou un regroupement de S.D.F, dans cette vision moderne de l’espace public, ça inspire l’insécurité.
C’est pour cela qu’à Bruxelles, on avait mis en place des “douchettes anti-sans-abri” pour éviter que des S.D.F. ne se rassemblent à l’entrée de la Porte d’Anderlecht. Vendu au départ comme un système d’arrosage automatique, la Ville de Bruxelles a ensuite reconnu que le but était de chasser les sans-abris, et le dispositif a été démantelé. On pourrait aussi citer les sièges individuels, qui empêchent de se coucher, la réduction du nombre de bancs dans les gares …A l’instar des agent.e.s d’entretien qui doivent sacrifier leur sommeil pour opérer dans l’invisibilité, la détresse doit être cachée aux yeux du public, afin de ne pas ternir l’image de prospérité de notre ville moderne.

Au nom du profit, on a colonisé la nuit. Quand le soleil se couche, les lumières prennent le relais,   et quand , pour la plupart d’entre nous, le repos s’annonce,   pour beaucoup d’entre eux, le travail commence - ou pire, continue. Eux ? Souvent les mêmes, les plus faibles, les sans-argent, qui sans ce job, seraient sans-domicile, et qui même sans-toit, et  sans-travail, demeurent  sans sommeil , car un SDF qui sur le trottoir dort ne fait pas briller la ville du profit continu,  la ville qui par appât du gain, chasse de sa vue celleux dont elle a volé la vie. Après ce long périple au coeur de nos villes sans cesse éclairées, Parresia espère que nous pourrons ouvrir nos  yeux , fatigués par un sommeil sans qualité, sur la lutte de celleux qui ne les ferment pas de la nuit.

21/8/2023

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