Invitation déguisée, service militaire politisé

Lundi 10 novembre 2025, les premiers courriers de l’armée belge sont arrivés dans la boîte aux lettres de 149.000 jeunes de 17 ans. L’invitation à un service militaire volontaire séduit déjà. Mais pour quelles raisons, et à quel prix (hormis celui d’une rémunération fixe et élevée) ? Ilyas B., 24 ans, témoigne notamment de son aventure personnelle, après avoir fait le choix d’arrêter ses études au profit d’une formation militaire.

Il y a 500 places à pourvoir au sein de l’armée en 2026, et suite au fameux courrier, 1100 jeunes se sont déjà inscrit·e·s à une séance d’information, selon une annonce du ministre de la Défense lui-même, Theo Francken (vendredi 14 novembre). Le nationaliste flamand N-VA qui ne cache pas son appétence pour les polémiques et politiques xénophobes, se congratule déjà de l’intérêt de sa démarche auprès des jeunes belges. Comme le souligne Bertrand Henne, journaliste à la RTBF, le but ultime de cette démarche n’est pas uniquement de trouver des nouveaux·elles candidat·e·s pour porter l’uniforme. « L’objectif est plus large : il s’agit d’un objectif politique, celui de sensibiliser, en particulier la jeunesse, mais aussi leurs parents, et en réalité toute la société belge, au fait que le monde tel qu’on l’a connu depuis la fin de la guerre froide est bel et bien terminé. »

Il ajoute que si aujourd’hui, ce service militaire est présenté comme « volontaire », il risque de ne pas le rester. « Personne ne peut ignorer que cette convocation pourrait un jour devenir obligatoire. Il y a une forme de répétition générale dans cette lettre. L’armée réapprend à envoyer des convocations. Et nous, citoyens, réapprenons que l’armée peut convoquer nos enfants. »


« Je rêve d’aventure, de grandes histoires. »

Nous sommes en 2015-2016. Les militaires ont pris place dans les rues. Ça en effraie certain·e·s, ça en sécurise d’autres. Ça suscite même de l’engouement et du respect, comme c’est le cas pour Ilyas. « Je viens d’une génération d’adolescent·e·s qui a côtoyé les militaires à chacun de ses déplacements, en ville, dans les métros. Leur présence se voulait rassurante à une époque où les actes dit terroristes se multipliaient. Malgré leur image imposante, iels ne parlent pas, ne contrôlent personne, iels marchent et observent, simplement. Aucune prérogative de police. Pas d’abus de pouvoir évident. »



« Les années passent et je rêve d’aventure, de grandes histoires. Je ne veux pas faire la guerre, les armes ne m’intéressent pas, pourtant rejoindre l’armée devient pour moi une urgence. Je ne veux pas d’un quotidien ordinaire. Alors arrivé en fin de BAC3, je ne passe pas mes examens et je contacte le centre de recrutement le plus proche.

Le confinement a eu raison de mes derniers doutes : je suis fait pour être en mouvement, pas dans un amphithéâtre à étudier de la théorie politique. »

Une entrée sur le marché du travail et une construction identitaire

Dans son ouvrage « Pourquoi les jeunes s’engagent-ils aujourd’hui dans l’armée ? », Jean-François Léger insiste sur la portée d’un premier emploi au sein de la Défense.

Il précise que « de nombreux travaux ont insisté sur le fait que le moment de l’orientation professionnelle ne saurait être dissocié de la construction d’une identité autonome. »

Et c’est là que le bât blesse : quelles répercussions porte en lui l’engagement d’un·e jeune de 17 ans au sein de l’armée belge ? Quelle société sommes-nous en train de construire, en militarisant la jeunesse ?

On ne peut le nier : le salaire de 2000€ est un atout pour des jeunes qui peinent à trouver leur place au sein d’une société malade, qui délaisse leur éducation ou leur entrée sur le marché de l’emploi. Néanmoins, Jean-François Léger estime que « si les jeunes s’engagent seulement pour des arguments économiques, il y a toutes les chances pour qu’ils délaissent cette institution. »

Il est clair selon JF Léger que les institutions militaires sont « des pour-voyeuses d’expérience sociale, (…) des vecteurs de construction identitaire. »

Et c’est ça qu’il ne faut pas perdre de vue : certain·e·s jeunes sont réellement attiré·e·s parce que l’armée dit qu’elle a à leur offrir : un milieu professionnel rassurant, une sécurité statutaire, un environnement professionnel organisé, un niveau de responsabilité, une place fixée. Tout cela en échappant à la routine, parce que l’institution se veut dynamique.

« S’engager dans l’armée, à vingt ans, c’est prendre la décision d’un véritable changement. »

Les recherches de JF Léger rejoignent les aspirations tangibles d’Ilyas.

Et puis à 17 ans, on a une perception ludique du métier. Pour une fois, c’est la valorisation de compétences techniques, plus qu’intellectuelles. Dans l’inconscient collectif, à l’armée, on est encadré, entouré, pas de place pour la solitude. Tout ça compte à un âge où on cherche des repères, où on perd parfois confiance en soi. Là encore, deux aspects viennent renforcer ce sentiment d’assurance.

 « Le fait de voir sa place fixée et son quotidien réglé est particulièrement sécurisant pour les jeunes qui entrent dans l’armée avec un déficit de confiance en eux. » Il ajoute à cela l’aspect sportif du métier, qui est un attrait majeur auprès des garçons* selon lui : « Leur perception du métier de soldat fait écho à leur définition de la virilité : pour eux, la force physique, qui est considérée comme source d’autorité, est l’un des points d’ancrage de l’expression de l’identité masculine. » (Duret, 1999 – cité par JF Léger).

[* Au 1er janvier 2025, l'armée belge comptait environ 12 % de femmes, soit environ 2 500 à 3 000 femmes sur un total de plus de 26 400 militaires.]

De punitions exaltantes en déceptions frappantes

« J’ai pleuré deux heures avant de prendre la route vers Marche-en-Famenne, je quittais tout ce que je connaissais pour l’inconnu. Mais très vite mes doutes se sont dissipés : quand on y est, l’armée n’est pas si effrayante. Les punitions sont collectives, les timings impossibles à tenir, il y a toujours un prétexte pour nous faire payer. Non seulement je m’y habitue, mais je trouve ça plutôt amusant de marcher plus de bornes que prévu ou de faire des pompes. C’est vraiment ça, les punitions ?

À vrai dire, c’est quand le rythme a commencé à ralentir, en fin de formation, que j’ai eu mes premières déceptions. On ne forçait plus à repousser plus nos limites.

L’armée est une institution publique comme une autre, qui s’enlise et qui s’encroûte. Elle a surtout besoin de petit personnel, de main d’œuvre. Il ne faut pas se leurrer : les phases de préparation sont bien plus excitantes que la suite. »

Ilyas est tout de même amené à vivre une formation spécialisée dans la marine, qui le conduira jusqu’au Canada. En deux ans ou presque, il a pu tour à tour naviguer sur un chasseur de mine, puis sur un voilier, monter la garde au camp et apprendre à combattre des incendies. Ce pour quoi il s’était engagé.

Mais les phases d’apprentissage intenses et jouissives sont entrecoupées de procédures administratives lourdes, de décisions injustes, de latence, d’une mauvaise gestion du personnel. « Le manque de ressources humaines (ou l’inaptitude de certain·e·s…) impacte la qualité de tous les services et pousse, en cas d’échec, à nous envoyer dans les services logistiques. C’était abrutissant. Ce n’était pas ce pour quoi j’étais venu, ce qu’on m’avait fait miroiter. »

Ilyas résume l’ambiance générale :

« La machine est plus forte que vous. Si vous ne vous y pliez pas de bon gré, souffrez en silence ; vous serez peut être le prochain à partir en mission. »

Le service militaire volontaire s’oppose au citoyen

L’idée d’un service militaire volontaire ne le choque pas en soi : « Ce qui me choque, c’est voir le virage à droite de mon pays et entendre parler de remilitarisation. C’est entendre qu’il faut faire des économies sur la santé, l’éducation et la culture et dans le même temps, financer la Défense de cette façon.

Quel message on renvoie à notre jeunesse ? Quelle réelle considération nos politiques ont-elles pour elle ? C’est un crachat à la gueule, ni plus ni moins.

Parce ces jeunes ne seront pas des cadres, mais bien des soldat·e·s qui iront là où le besoin se fait sentir. Pour celleux pour qui c’est une vocations de servir ,la question ne se pose pas.

Je n’ai pas eu besoin d’un service pour m’engager. Mais qu’en est-il des jeunes en galère, à peine majeur·e·s et déjà abimé·e·s, à qui on refuse tout sauf de donner son corps à l’état pour 2000€ ?

Les mieux nantis n’ont jamais servi comme main d’œuvre. Au pire ils iront sur les bancs de l’École Royale Militaire et on leur donnera du Mon Lieutenant. Ils finiront diplômés et gradés. Pour les autres, après avoir goûté à l’argent et la stabilité de l’emploi, iels se verront offrir des CDI à un âge où on est encore censé se découvrir.

Il sera bientôt plus facile de s’engager qu’intégrer une université. »

En connaissance de vraie cause

Ilyas ajoute que « d’après le chef de la Défense Frédérik Vansina, l’Europe doit se tenir prête pour un conflit armé d’ici 2030. Dans un pays au système scolaire discriminatoire, où la culture se fait torpiller, et alors que nos hôpitaux sont en souffrance, on préfère emprunter le sentier de la guerre, quitte à sacrifier les futures générations. »

« La carrière militaire doit être un choix librement consenti, ce choix ne doit pas être le résultat des difficultés scolaires ou des conjonctures économiques. Ce n’est pas un métier anodin. »

Depuis, Ilyas a choisi de retourner sur les bancs de l’école et suit une formation en informatique à l’EPFC. Choisir, ce n’est pas forcément renoncer.

L'équipe Parresia
26/11/2025

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