Mark Smith

Peut-on demander à la justice qu'elle nous venge ?


32 personnes sont mortes. 32 vies ont été pulvérisées par les visses, boulons et écrous des bombes artisanales construites par les terroristes. Ces personnes étaient de multiples nationalités : belge bien sûr, mais aussi néerlandaise, congolaise, suédoise, libérienne, britannique, marocaine, italienne, indienne, polonaise, chinoise et américaine. Parmi elles, aucune n’était directement concernée par Daesh ou impliquée dans le conflit en Syrie. Aucune n’était personnellement visée par les actes meurtriers. Elles avaient en commun d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Toutes également malchanceuses, 296 personnes ont été blessées, et un nombre encore bien plus grand ont été profondément traumatisées. Au final, c’est l’ensemble de notre société qui a été ébranlé, au point que, 7 années plus tard, le procès des attentats de Bruxelles arrive comme un événement, une partie de cette tragédie historique, une étape du deuil que nous avons à traverser.


Dans pareille situation, un des rôles de la justice est d’éviter que les victimes encore vivantes ne soient prises d’un désir de vengeance. Elles en auraient pourtant toutes les raisons. La barbarie des actes justifie amplement le déploiement d’une colère sans limites. Cette colère n’est d’ailleurs pas circonscrite aux personnes directement lésées. Même si elles sont de multiples nationalités, ces victimes sont aussi les nôtres. Chacun d’entre nous aurait pu être à Zaventem ou à Maelbeek, ou y perdre des proches. A travers les personnes fauchées, c’est nous tous qui avons été attaqués, et sommes potentiellement habités du désir de nous venger. Y consentir reviendrait cependant à sortir de l’État de droits et c’est pour cela qu’il faut agir avec tous les moyens nécessaires pour que les victimes et la population saisissent que justice va être rendue. Dans le cas contraire, en plus de l’injustice des faits, se développera un autre malaise : le sentiment de l’injustice d’un système.


Est-ce que, pour autant, on peut demander à l’État de « venger » les victimes dans le sens d’une punition qui dépendrait de l’ampleur des émotions en présence ? Est-ce que l’on peut demander vengeance dans le sens de traitements qui feraient ressentir aux coupables ce qu’ils ont causé aux victimes ? quelque chose qui leur permette de comprendre la violence, la déshumanisation et l’absurdité de ce qu’ils ont pu faire endurer ?


La tentation est grande et on voit bien que ses effets ont déjà commencé. En construisant des cages démesurées, en faisant subir aux accusés des fouilles quotidiennes et humiliantes, en présumant coupable toute personne qui, de près ou de loin, était en contact avec les terroristes… l’histoire récente du procès illustre une dynamique de compensation émotionnelle bien plus qu’une recherche de principes et de droits humains. Les droits humains d’ailleurs, les coupables ont bien montré qu’ils s’en « lavaient les mains ». Serait-il juste que ces droits les protègent alors qu’eux-mêmes s’en sont détournés pour rejoindre Daesh ? Serait-il juste qu’ils en bénéficient alors qu’ils les ont volontairement bafoués en planifiant et perpétrant ces massacres ? En outre, certes la gestion des accusés est teintée de revanche, mais cela reste très mesuré au regard de ce que les victimes ont subi.


Avalanche de questions et de sentiments, tous à mes yeux légitimes. En sens inverse pourtant et en guise d’édito, permettez-moi de souligner plusieurs pistes que je trouve intéressantes à ce niveau. La première est de prendre le temps de reconnaître le plus justement possible les faits, les dégâts et les injustices endurées. Il s’agit d’écouter, et de faire comprendre que rien ne sera oublié. Par l’ampleur de son dispositif, l’action de la justice doit répondre à la gravité de ce qui s’est passé. En plus de l’écoute des victimes, les moyens doivent ici permettre d’établir toutes les culpabilités : celle des auteurs directs, celle de leur complices plus ou moins actifs, celle de Daesh et de ses stratégies manipulatrices.


Dans l’identification des culpabilités, le ressentiment évoqué plus haut peut cependant jouer un mauvais rôle. Nos émotions ont en effet tendance à réfléchir en miroir : comme les victimes individuelles sont connues, nous sommes souvent conduits à penser que les individus incriminables sont tout aussi faciles à identifier. Nos sentiments nous amènent à croire que leur culpabilité est à la mesure de l’innocence des victimes. Dans sa dynamique émotionnelle, le procès comporte une logique transformationnelle : convertissant l’innocence d’individus victimes en une culpabilité, de même intensité, des accusés.


Mais, penser de la sorte, n’est-ce pas risquer de minimiser les culpabilités ? N’est-ce pas une manière de défendre les accusés pour qu’ils soient moins sanctionnés ? Non, car il n’est pas question de minimiser. Il est tout à fait possible de reconnaître la responsabilités des auteurs des attentats, tout en reconnaissant en même temps que d’autres aussi ont « leur part », tout en reconnaissant que certains mécanismes collectifs ont contribué à ce qui s’est passé. Peut-être d’ailleurs que c’est de cette manière que l’on rend le plus hommage à la mémoire des victimes. Établir les responsabilités individuelles du passé prémunit peu des dangers à venir. A l’inverse, en identifiant les forces collectives qui ont influencé la personnalité et le chemin des individus, on comprend mieux ce qu’il y a à changer. Pour éviter que l’Histoire ne « bégaie », il est indispensable de se demander, de tous ces événements, quelles sont les leçons à tirer.


En menant cette réflexion, on se rend par exemple compte que le projet et la communication de Daesh ont joué un rôle. On se rend compte que notre police et la collaboration avec son homologue français auraient aussi pu mieux fonctionner. On se rend compte que les jeunes qui se sont fait exploser étaient des jeunes d’ici, qui ont grandi dans nos quartiers. Réfléchir à ce drame, c’est réaliser que, si les victimes sont les nôtres, les coupables le sont aussi.


C’est pour cette raison qu’il est important de se demander tout ce qui, dans notre société, peut expliquer les trajectoires terroristes d’une partie de notre jeunesse. C’est pour cela aussi que, 7 années plus tard, il est fondamental de reprendre ces fragilités et de vérifier si, à leur niveau, nous avons réussi à avancer.  



Bruno Derbaix

docteur en sociologie, conférencier et formateur d'enseignants et d'équipes de direction d'établissements scolaires.

Peut-on demander à la justice qu'elle nous venge ?

Le podcast

A écouter dans ce podcast :

Olenka Czarnocki

Enseignante d'histoire et de philo et citoyenneté

Saliha Ben Ali

Je suis une survivante qui savoure la vie

Nordin Beqirxhepa

Intéressé, curieux et amoureux d’histoire

Fatima Azouag

personne engagée, passionnée par la vie.

Peut-on demander à la justice qu'elle nous venge ?

[Mauvais genre]

Peut-on demander à la justice qu'elle nous venge ?

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Peut-on demander à la justice qu'elle nous venge ?

Les articles

Lara Abu-Abas avait 11 ans lors des attentats de 2016. Sept ans après, elle revient sur son sentiment: ce qu'il reste chez elle, en elle, ce n'est pas une soif de vengeance, mais de la peur. Elle ne croit pas en la justice comme détentrice d'un dédommagement moral. Pour elle, le travail se fait en amont.

Abu-Abas

Lara Abu-Abas

Jeune bruxelloise

Stanislas Eskenazi nous a reçu dans son bureau Place Madou, juste en face de la fameuse Tour du même nom, mais surtout dans le même bâtiment que le Vlaams Belang. Le conseil du fameux “homme à chapeau” et le parti classé à l’extrême-droite, qui partagent une même adresse ? Ça ne manque pas d’étonner, surtout quand on sait que l’avocat nous encourage justement à discuter avec tout le monde. ‍Retrouvez l'artcile au complet sur https://languid-gravity-cd1.notion.site/Interview-de-Stanislas-Eskenazi-Je-dois-m-assurer-que-les-accus-s-aient-un-proc-s-quitable-d014116041e7495697aa79ab55fbf1ad

Talaouanou

Ines Talaouanou

Chargée de récolter les pièces à convictions

Quand, lors d'un procès, on met un place un jury populaire, c'est que les accusations sont si graves qu'on décide d'en remettre le jugement à la société. C'est le cas pour le procès des attentats de Bruxelles, et c'est pourquoi chaque citoyen·ne est invité·e à y assister. En pratique, seul un certain public s'y rend. En autres, parce qu'il est privilégié sur le plan du temps à y consacrer, et donc favorisé au niveau socio-culturel. Le public assistant au procès gagnerait justement à compter plus d'invisibilisé·e·s en son sein, en particulier lorsque de tels faits sont jugés, car ce sont les mêmes qui en souffrent le plus les retombées. C'est pourquoi la classe de 7ième sécurité du C.E.RI.A a décidé d'y aller, et de partager ses impressions, sous forme de quatrains. Retrouvez leurs quatrains au complet sur https://podcasters.spotify.com/pod/show/parresia-media/episodes/Hors-srie--Ces-jeunes-ont-assists-au-procs-des-attentats-et-nous-racontent-e23921d

De terroriste à islamiste, en passant par jihadiste… On connaît par coeur les étiquettes qui te sont apposées. Contrairement à ce qu’on dit parfois, ce n’est pas excuser que de chercher à comprendre. Ça peut même conduire à condamner avec davantage de sens, en ayant toutes les cartes en main. Alors, aujourd’hui, je ne vais pas te pointer du doigt. C’est sûr : tu ne nous diras jamais réellement ce qu’il s’est passé dans ta tête pendant toutes ces années. Mais laisse-moi quand même te demander…Retrouvez l'article au complet sur https://languid-gravity-cd1.notion.site/Carte-blanche-Questions-un-terroriste-fba4768a071d4d5f9dc2eac8ec2bbc52

En attendant la suite de ce débat lors de la publication de l'acte II, voici une suggestion de lectures. 1: V13 de Emmanuel CarrèreChronique passionnante du procès des attentats de Paris,V13 permet de se préparer à suivre le procès du 22.03.16, car on le sait, les deux drames sont liés. 2: La Cellule de Soren Seelow, Kevin Jackson (Auteur), Nicolas Otero (Illustration)Enquête, manque de moyens, occasions manquées. "La Cellule" est un retour tragique sur les faits précédant le 13.11.15 et le 22.03.16. 3: La Légèreté de Catherine MeurisseAprès les attentatsde Charlie Hebdo,Catherine Meurisse décide de répondre à l'horreur par la beauté .4: Il nous reste les mots de Azdyne Amimour, Georges SalinesLe père d'une victime du 13 novembre et le père d'un des assassins du Bataclan dialoguent et essayent tous deux de comprendre.

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#11-Avis de la communauté

Lara Abu-Abas avait 11 ans lors des attentats de 2016. Sept ans après, elle revient sur son sentiment: ce qu'il reste chez elle, en elle, ce n'est pas une soif de vengeance, mais de la peur. Elle ne croit pas en la justice comme détentrice d'un dédommagement moral. Pour elle, le travail se fait en amont.
Lara Abu-Abas

#11-Interview

Stanislas Eskenazi nous a reçu dans son bureau Place Madou, juste en face de la fameuse Tour du même nom, mais surtout dans le même bâtiment que le Vlaams Belang. Le conseil du fameux “homme à chapeau” et le parti classé à l’extrême-droite, qui partagent une même adresse ? Ça ne manque pas d’étonner, surtout quand on sait que l’avocat nous encourage justement à discuter avec tout le monde. ‍Retrouvez l'artcile au complet sur https://languid-gravity-cd1.notion.site/Interview-de-Stanislas-Eskenazi-Je-dois-m-assurer-que-les-accus-s-aient-un-proc-s-quitable-d014116041e7495697aa79ab55fbf1ad
Ines Talaouanou

#11-Quatrains

Quand, lors d'un procès, on met un place un jury populaire, c'est que les accusations sont si graves qu'on décide d'en remettre le jugement à la société. C'est le cas pour le procès des attentats de Bruxelles, et c'est pourquoi chaque citoyen·ne est invité·e à y assister. En pratique, seul un certain public s'y rend. En autres, parce qu'il est privilégié sur le plan du temps à y consacrer, et donc favorisé au niveau socio-culturel. Le public assistant au procès gagnerait justement à compter plus d'invisibilisé·e·s en son sein, en particulier lorsque de tels faits sont jugés, car ce sont les mêmes qui en souffrent le plus les retombées. C'est pourquoi la classe de 7ième sécurité du C.E.RI.A a décidé d'y aller, et de partager ses impressions, sous forme de quatrains. Retrouvez leurs quatrains au complet sur https://podcasters.spotify.com/pod/show/parresia-media/episodes/Hors-srie--Ces-jeunes-ont-assists-au-procs-des-attentats-et-nous-racontent-e23921d

#11-Carte Blanche

De terroriste à islamiste, en passant par jihadiste… On connaît par coeur les étiquettes qui te sont apposées. Contrairement à ce qu’on dit parfois, ce n’est pas excuser que de chercher à comprendre. Ça peut même conduire à condamner avec davantage de sens, en ayant toutes les cartes en main. Alors, aujourd’hui, je ne vais pas te pointer du doigt. C’est sûr : tu ne nous diras jamais réellement ce qu’il s’est passé dans ta tête pendant toutes ces années. Mais laisse-moi quand même te demander…Retrouvez l'article au complet sur https://languid-gravity-cd1.notion.site/Carte-blanche-Questions-un-terroriste-fba4768a071d4d5f9dc2eac8ec2bbc52

#11-suggestions de livres

En attendant la suite de ce débat lors de la publication de l'acte II, voici une suggestion de lectures. 1: V13 de Emmanuel CarrèreChronique passionnante du procès des attentats de Paris,V13 permet de se préparer à suivre le procès du 22.03.16, car on le sait, les deux drames sont liés. 2: La Cellule de Soren Seelow, Kevin Jackson (Auteur), Nicolas Otero (Illustration)Enquête, manque de moyens, occasions manquées. "La Cellule" est un retour tragique sur les faits précédant le 13.11.15 et le 22.03.16. 3: La Légèreté de Catherine MeurisseAprès les attentatsde Charlie Hebdo,Catherine Meurisse décide de répondre à l'horreur par la beauté .4: Il nous reste les mots de Azdyne Amimour, Georges SalinesLe père d'une victime du 13 novembre et le père d'un des assassins du Bataclan dialoguent et essayent tous deux de comprendre.
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